dimanche 14 février 2021

Texte intégral du chapitre

Les cathédrales englouties



Patrick Demeyer
Revue Autrement – Septembre 1992

 
Couverture de la publication originale
Sous l'immense dalle piétonne de La Défense, il existe des espaces gigantesques, inconnus, interdits au public ou insolites. Toute une vie secrète s'y organise, trésors oubliés, nouveaux troglodytes, détournements d'usage... 
 
En tant que conseil en communication du directeur général de l'EPAD, j'ai eu la chance d'avoir eu connaissance de ces lieux et le privilège d'être le premier explorateur autorisé à découvrir ces espaces mystérieux de La Défense. 
 
Ensuite, Gérard de Senneville directeur général de l'EPAD à l'époque a été intéressé par ces lieux inconnus. Il a organisé des visites Portes ouvertes lors des Journées du patrimoine dès 1990.
 
Le document original de 1992 ne comporte pas de photos. C'est un livre. En 2021, c'est la fin d'une frustration. J'ai trouvé de nombreuses illustrations que j'ai intégrées ici au texte original (vous pouvez zoomer en cliquant sur une image). En effet, depuis cette publication d'il y a 20 ans, les sous-sols ont fait l'objet de nombreux reportages, articles et vidéos. Le successeur actuel de l'Epad se prépare même à récupérer ces lieux pour des usages publics (voir les liens à droite).

 
Patrick DEMEYER
Février 2021

 

 

Cliquez sur les photos pour zoomer
Sous la dalle, les entrailles
. La fameuse dalle piétonne de La Défense imaginée par le Corbusier dissimule un mille-feuille de plusieurs niveaux entièrement construits. Il s’appuie sur un coteau et suit la pente du terrain vers la Seine sur plusieurs dizaines d’hectares. Parkings, centres commerciaux, voies ferrées et autoroutières, installations techniques y sont cachés. Entre ces espaces dévolus à des fonctions, des volumes parfois immenses se sont trouvés enfermés. 
 
Anfractuosités récupérées. Les espaces les plus faciles d’accès ont rapidement trouvé un usage, ainsi la galerie d’exposition de l’Esplanade. Puis, devant la rareté des terrains et le prestige de l’adresse, des organismes ont accepté de s'installer dans les tréfonds ou dans des anfractuosités de la Défense. Certains de ces lieux constituent de fait des musées privés qui regorgent de trésors, comme le FNAC. Faute d’accès commodes, d'autres volumes résiduels constituent ce que les épadiens* appellent les cathédrales englouties. (*surnom que se donne le personnel de l’Epad, Etablissement public d’aménagement de La Défense)
 
Infographie Le Parisien (2020)
Vies secrètes
.
Certaines de ces cavités résultent des aléas de l’aménagement, ainsi les stations de métro fantômes Ces lieux cachés de la Défense attirent aussi une vie secrète qui s’y installe en catimini, comme des coquillages incrustés sur un rocher. C'est ainsi qu’un ménage SDF avec enfant s’était construit un petit squat dans une extrémité de galerie technique, avec cloisons en placoplatre, branchements sauvages sur l’eau et l’électricité. Ils possédaient même une télévision et l’enfant allait en classe. Ils sont partis au bout d’un an et demi, le temps de remettre leur vie à flot. 
 
Fêtes sauvages. Au début de l’année 1991, Radio Nova a réussi à organiser deux fêtes pirates dans le vaste chantier sous-dallien du métro, avec sono, bar et entrée payante... 1 500 personnes y sont venues s’amuser en toute impunité, les autorités ayant presque fermé les yeux. Depuis longtemps, j’étais intrigué par ces nouvelles catacombes, ces cathédrales englouties et ces troglodytes d’un nouveaux type. Et je suis parti à leur découverte grâce à la complicité de ceux qui en connaissent les secrets.



Les cordons ombilicaux


Complètement désorienté, je suis aveuglément Christian Béquin et Daniel Tonnette, deux techniciens de l’EPAD qui me servent de guides. Ils effectuent un périple compliqué entre des escaliers inconnus et des voiries souterraines encombrées de camions de livraison. Je vais enfin découvrir cette Défense interdite au public qui m’intrigue depuis longtemps. Nous entrons dans une salle très vaste, ouverte à tout venant et encombrée de gravats. Elle est éclairée par le jour d’une large cheminée d’aération qui émerge comme un puits trente mètres plus haut, quelque part au milieu des piétons de la dalle.

Galerie technique sous le CNIT
Ils s’approchent d’une trappe métallique d’un mètre carré qu’ils ouvrent. Étonnant : l’accès aux entrailles gigantesques de la Défense se fait par un orifice vraiment petit. Empêtré par une imposante sacoche photographique, j’ai du mal à descendre l’escalier qui est presque aussi raide qu’une échelle. Accroché aux rampes latérales, je m’arrête pour regarder en bas les marches en treillis métallique me laissent deviner un trou dont la profondeur obscure est rythmée par quelques néons. 

Le rêve transparent

Mes pieds commencent à picoter sous l’emprise du vertige. Christian Béquin, le grand maître du sous-sol de la Défense, me regarde avec un petit sourire : « Ça va ?» Il m’avait prévenu : il ne faut craindre ni le vertige, ni la claustrophobie, ni la poussière pour effectuer cette visite. Nous continuons à descendre ainsi sur cinq niveaux : une vingtaine de mètres. Enfin le sol. Aucun remugle. Aucun bruit. Devant moi commence une galerie technique d’environ 6 mètres de section aux parois encombrées de canalisations de grosse section et de câbles bien rangés. « De l’Arche à la Seine, toutes les tours de la Défense sont irriguées par ces galeries. Ici passent tous les fluides : la vapeur de chauffage et la réfrigération venant de l’usine Climadef, le réseau téléphonique, l’alimentation électrique, l’évacuation des effluents » explique Christian Béquin tout en marchant avec assurance dans la pénombre.

Il connaît son univers par cœur. « Cette galerie fait 700 mètres. Il y en a 10 kilomètres en tout. » A une époque, les galeries étaient peuplées de chats qu’il a fallu faire évacuer, mais il n’y a pas de rats : ici, il n’y a rien à manger. Tout est sec et propre. Seuls, parfois, des bouts de fils abandonnés attestent du passage d’un ouvrier. Là-bas, une forte lueur nous intrigue. Justement, un homme seul travaille, assis sur un seau retourné. Devant lui, un câble PTT dénudé laisse jaillir une flopée de fils multicolores. Admiratifs, nous regardons ce tisserand de l’ombre reconnaître et raccorder patiemment chacun des 1800 fils.

Soudain, derrière nous se produit un craquement impressionnant qui résonne dans le silence de la galerie. « Ce n’est rien, dit Daniel Tonnette, mon autre guide nyctalope, c’est le tuyau Climadef qui bouge. Il est monté sur roulement et se dilate parfois de 5 à 6 centimètres selon la température de la vapeur qu’il véhicule. » Vaguement inquiet, je regarde le tuyau en question. Et s’il craquait ? Et si la vapeur à 200 °C envahissait les galeries ? Ou de l’eau... Quel court-circuit on risque avec les câbles à 50 000 volts !... Plus de téléphone non plus. Je me mis à songer au monde de l’air libre là-haut, où quelque 100 000 personnes sont chauffées, téléphonent, boivent, travaillent sur leur ordinateur et utilisent toutes sortes d’appareils électriques en toute quiétude. Bien peu se doutent que loin sous leur pieds, leur univers ne tient qu’à ces quelques tuyaux et câbles dérisoires. Après l’ère de l’Homo sapiens, nous entrons vraiment dans l’ère de l'Homo raccordicus. 

La salle des chevêtres



Je n’ai pas compris pourquoi l’EPAD appelle cette salle ainsi. Un chevêtre est une pièce de bois qui s’emboîte dans les solives d’un plancher pour y établir l’âtre d’une cheminée... Ici, ni bois ni cheminée. Mais qu’importe. J’aime ce nom. Il est plus beau que les appellations toujours en vigueur du type CB 21 qui signifie Courbevoie Bureaux, tour n° 21. Ce lieu est vraiment beau. Plus que les autres cathédrales englouties. Il est cerné par des murs qui cachent les autoroutes et les voies ferrées mais laissent passer un grondement permanent. Nous passons sur une passerelle au-dessus de six fosses identiques et énormes : une salle de concert pourrait trouver place dans chacune d’elle. Nous descendons. Mais oui : c’est de la terre. Je foule la glaise, sous le béton de la Défense... Bien peu ont eu ce privilège.     

Au bout de cette salle hors du temps, nous entrouvrons une porte qui semble minuscule. Des voitures dévalent une rampe éclatante de blanc et de néons ; nous sommes juste à côté des barrières du parking central. Je me donne l’impression d’être Christophe Lambert dans  le film Subway.   Nous poursuivons notre visite. Plus loin, d’autres salles différentes se succèdent. Dans l’une d’elle, je vois au plafond, douze ou quinze mètres plus haut, un petit trou carré... Curieux, je pose la question. « Où va-t-on là-haut ?» « Avec une très grande échelle ou un échafaudage, il est possible d'accéder à l’intérieur de la statue de la Défense afin de l’entretenir », me répond l’épadien. Je demeurai sans voix. Ainsi, là-haut, entourée de son parterre engazonné et de son grand carrefour si encombré, La Défense de Paris qui a donné son nom au quartier était creuse et reposait sur du vide. Quelle révélation pour un symbole...      

La salle du rêve inaccompli.     


Les cathédrales englouties ont titillé l’imagination des initiés et les lieux les plus accessibles ont trouvé preneur. Il en est ainsi pour la cage au Monstre de Moretti ou pour la galerie de l’Esplanade qui accueille irrégulièrement des expositions d'œuvres d'art. D'autres lieux sont encore inutilisés, car trop difficile à aménager en fonction des règles de sécurité. C’est le cas de cette haute salle non éclairée que nous visitions près de la galerie de l’Esplanade.

Le pinceau de ma lampe-torche accroche soudain une sorte de haute estrade en béton qui est prolongée le long du mur par un escalier d'une trentaine de marche. La dernière débouche sur le vide, à dix mètres de haut. Interrogé sur cet escalier insolite, l’EPAD me répondit qu’en un temps immémorial un sculpteur - ou quelqu’un d’autre - s’était enthousiasmé pour cet espace et qu’il avait commencé à le faire aménager pour on ne sait plus quel usage. Il faudrait plonger dans les archives ou faire appel à la mémoire des vieux épadiens : une enquête longue au résultat improbable en perspective. Mais qui donc avait commencé à concrétiser un rêve dont l’empreinte restait ainsi suspendue ? Et pour quel usage mystérieux ? Les réponses sont enfermées dans les oubliettes de la grande crypte des archives de l’EPAD, à quelques mètres de là.     

Les poumons d'acier

Salle des ventilateurs du parking Wilson

Les parkings de la Défense font partie des espaces souterrains gigantesques, avec leur 25 000 places. Ceux qui y garent leurs voitures ne font pas attention à ces portes banales placardées de panneaux « Danger », « Sans issue », « Local technique ». Ma curiosité m’a conduit à demander une visite de ces coulisses. J’ai pu voir ce qu’il y avait par exemple derrière les grilles murales qui aspirent l’air vicié de l’un d’entre eux, le parking Wilson.

C’est cyclopéen ! Derrière, il y a des galeries qui aboutissent à une salle des ventilateurs ; mais ces galeries sont de véritables tunnels autoroutiers : trois autocars pourraient y rouler de front... Quant à la salle des ventilateurs, c’est une cathédrale emplie d’escaliers et de passerelles métalliques. Cinq ventilateurs occupent un mur de 40 mètres sur 14 de haut. Chaque pale a la taille d’un homme. Leur mise-en route est automatique mais ils fonctionnent rarement tous ensemble : cela ne serait nécessaire qu’en cas d’incendie pour évacuer rapidement les fumées.

Le technicien met en route tous les ventilateurs pour me faire une démonstration. Les rotors démarrent très lentement. Leur vitesse augmente presque avec majesté : c’est avec fascination que l’on se demande jusqu’où elle pourra aller. Puis on se rend compte que le feulement grave des moteurs devient un véritable hurlement de sirène, douloureux aux oreilles pour nous qui sommes si près   On a l’impression que tout vibre et tremble. La position debout devient progressivement intenable. Il faut se retenir, chercher refuge derrière un pilier pour ne pas être déséquilibré, happé par cette tornade. Dire que ces galeries et cette machinerie impressionnante extraient l'air vicié du seul parking Wilson, un « petit » parking, qui ne comporte que 2800 places...   


Sous les émaux d’Agam

Sous le bassin, une salle technique gère la machinerie complexe des jets d'eau

Avant que l’Arche ne s'installe avec force dans le paysage de la Défense, le bassin Agam et ses jeux d'eau marquaient de fait une centralité, un repère essentiel au  quartier. Il a été commandé en 1977 par Jean Millier, alors PDG de l'EPAD. À cette époque, le quartier d'affaires vivait sa plus mauvaise période et sa trésorerie accusait un déficit de 750 millions de francs. Le bassin a coûté très cher, et la Cour des comptes a reproché à l'EPAD de ne pas avoir plutôt réalisé un ouvrage utile. Ce à quoi Jean Millier a répondu qu'un quartier moderne et vivant avait autant besoin d’œuvres d'art que d'ouvrages d'art.   

Ce bassin, c'est un peu la danseuse de l'EPAD. L’entretien des machineries et le renouvellement des spectacles automatiques est coûteux. Même si l’eau est récupérée en circuit fermé, chaque spectacle consomme entre 20 et 30 m³ d'eau (environ 200 baignoires), vaporisée ou évaporée. Sans parler de la réfection des pâtes de verres colorées dont environ 2m² sont descellés chaque année par les touristes en mal de souvenirs authentiques.

La machinerie est impressionante
Gérard de Senneville, récent directeur général, le fit compléter en 1990 par cinq jets d’eau en corolle qui étaient prévus à l'origine mais qui n’avaient pu être financés. Coût : 4 millions de francs, c’est donner une idée du montant de la facture initiale des 66 jets et de l'installation générale. Il faut dire que si Agam a eu gain de cause, c'est probablement parce qu'il est tenace. Je l'ai vu poursuivre les responsables de l’EPAD et plaider pour son œuvre au long de divers cocktails, tout en se plaignant à qui voulait l’entendre des misères qu’elle subit. Selon lui, le moindre spectacle jouxtant le bassin dévalorise ou ridiculise son œuvre et il parle sans arrêt de procès...  

Quoi qu'il en soit, il a réussi une œuvre remarquable. Tous les jours a midi, les spectacles du bassin Agam attirent beaucoup de monde. C'est normal : le spectacle est unique. Au-dessus de la fresque savamment colorée, des becs projettent l'eau avec précision jusqu'à quinze mètres avec des effets visuels variés. Depuis 1988, ces ballets aquatiques sont parfaitement synchronisés avec la musique grâce à un système informatique.
 

Sous les jets d'eau, le filtre

Auparavant, un gigantesque pupitre à potentiomètres trônait dans la salle de commandes souterraine : il permettait seulement de régler la hauteur de chaque jet pour composer des figures fixes. Tout le monde peut voir la salle des pompes et des électrovannes sous le bassin : il suffit de descendre un petit escalier situé du côté de la tour du Crédit Lyonnais pour regarder cette machinerie à travers une baie vitrée.

On y aperçoit aussi de grandes cuves qui décantent et filtrent cette eau maintenue potable. Les soirs d'été, les fontainiers chargés de l'entretien savent si la journée a été chaude : cela dépend du nombre de canettes de bière et d'Orangina qu'ils trouvent dans le filtre...   


La station de métro fantôme

Nous sommes au dernier sous-sol du parking, et Christian Béquin tape deux fois du talon sur le sol en béton : « Elle est là-dessous. » Depuis le temps qu'on m'en parle... cette station de métro était devenue mythique pour moi. Certains épadiens disaient en avoir entendu parler. D'autres qu’il y en avait deux. On ne savait plus comment y accéder. D'ailleurs, elles étaient probablement murées. Que d’incertitudes dissipées aujourd'hui !  Nous sommes au dernier sous-sol d'un parking et nous cherchons une trappe parmi les voitures stationnées. « Ça y est ! Je l'ai retrouvée. Vous pensez, on n'y va pas tous les jours. »

La station du RER A qui n'a jamais servi. (Photo Muller)

Heureusement, cet emplacement n’était pas occupé par une voiture et la trappe métallique attendait qu'on l’ouvre. « Actuellement, c'est le seul accès à ce qui devait devenir la station de RER “La Défense“. « Il existe une autre station fantôme sous le quartier Michelet mais elle est murée. Ce sont des réserves foncières auxquelles on ne touche pas. On ne sait jamais. »   

Nous descendons. L'air est totalement confiné ; nous avons du mal à respirer. En quelques minutes, je suis poisseux d'une moiteur malsaine. Après avoir descendu l'escalier construit il y a seulement trois ans pour la visite d'un directeur général, nous atteignons la terre. La lumière de nos puissantes torches se perd sans toucher le mur du fond.

L'espace est gigantesque : 220 mètres de long sur 18 mètres de large. Il parait bien plus grand qu'une station de métro parisien. De gros piliers en béton rythment l’espace au-dessus, il y a beaucoup de constructions à soutenir. Nous atteignons une extrémité de la station. Il n’y a pas de mur en béton : la terre est là, avec son décor de couches géologiques, attendant les tunneliers qui ne viendront pas. En effet, prête depuis plus de quinze ans pour accueillir la ligne N°1, cette station ne servira pas.

À l’époque, la RATP ne se décidant pas à entreprendre ce coûteux chantier, l’EPAD fit réaliser deux stations et creuser une partie du tunnel sous la Défense à ses frais. Une sorte d’appât, ou plutôt une belle offrande pour attirer le dieu RATP récalcitrant. Offrande inutile. Le métro ne vint pas plus.   

La salle d'échange RER/SNCF actuelle

Beaucoup plus tard, une solution moins coûteuse fut mise en chantier : au lieu de passer sous la Seine, les rames circuleront sur le pont de Neuilly et resteront au niveau du sol. Et les stations souterraines devinrent inutiles. Certains ingénieurs épadiens sont très déçus de cette décision. On les comprend. Ils affirment aussi que la RATP regrettera ce choix plus tard. Pour de nombreuses raisons.

Le métro a mis un demi-siècle à franchir la Seine, mais aujourd’hui, il est là. Quant aux stations fantômes, elles serviront à quelque chose, dans quelque temps. Mais chut !  


Les nouveaux troglodytes.  
L'antre du Monstre de Moretti.  


En 1973, un monstre a trouvé dans les tréfonds de la Défense un refuge à sa mesure : l’équivalent d’un petit immeuble de cinq étages. Depuis, il a forci. Bien nourri par son dompteur, il pèse aujourd’hui une vingtaine de tonnes et mesure 30 mètres sur 15 - sans compter qu’il a éclaboussé les murs - et son dos atteint 8 mètres.   Le monstre ? Une œuvre d’ar hors d’échelle, hors du temps, hors de la raison. Composé de matériaux multiples, à la fois fortement structuré et foisonnant, c’est un jardin magique où le rêve s’égare dans des chemins aux multiples points de vue. Indescriptible. [Depuis, le Monstre a fait l'objet de reportages comme celui-ci]



Créée en 1965, cette mégastructure artistique est impulsivement complétée par Raymond Moretti. À l’époque, peintre en pleine ascension, il ressent le besoin impérieux de « rentrer » dans une toile qu’il vient de terminer. « Dans ma tête, il y avait une troisième dimension, je voulais voir ce qui se passait derrière les traits, passer de l’autre côté. » Moretti se met à « peindre en relief », assemblant des formes de bois, de métal, de plexiglas... C’est une création très personnelle : peu lui importe qu’elle plaise ou non. Elle lui coûte cher, et elle n’est pas à vendre. L’envie de « faire ça» le pousse. C’est tout.

L’œuvre grandit. Elle déménage de remises en hangars dans les studios de La Victorine à Nice. Ses amis Roger Garaudy et Armand Gatti lui donnent des noms : Monde supplémentaire, La Place des appels. Syntaxe... Finalement, c’est Joseph Kessel qui la baptise définitivement Le Monstre. Un nom équivoque ; il conforte une impression d’immensité mais évoque à tort un plésiosaure effrayant.   En 1971, André Astoux tomba amoureux du Monstre. « Il s’est battu un an pour que je monte à Paris, que je m’installe dans le dernier pavillon de Baltard...

Le démontage a demandé six mois. Il a fallu construire des caisses... » Le pavillon Baltard devant être démoli pour faire place au Forum des Halles, il fallut trouver d’urgence un nouveau lieu pour Le Monstre devenu pléthorique. Rien ne se présenta. Alerté, Pablo Picasso se démena pour son ami Moretti, et Jacques Duhamel, ministre de la Culture, lui trouva un asile à la Défense encore tout éventrée de chantiers. C’est ainsi qu’en 1973 il en devint le premier des troglodytes.  

Aujourd’hui, Raymond Moretti habite toujours à La Défense (décédé en 2005), où il s’est organisé une vie de village. À partir de midi, chacun peut le voir, habillé de noir, dans ses restaurants et ses bistrots habituels toujours entouré du chaud cocon de ses vrais amis. Il aime travailler tard la nuit dans son atelier de béton « où il n’a pas l’œil dérangé ». Il s’enveloppe de musique (surtout du jazz qu’il adore) « pour dresser une muraille de silence contre laquelle parasitages et scories viennent buter ». En plus du Monstre, il poursuit son œuvre multiforme : timbres, fresques démesurées, bijoux, tableau en feux d'artifice, illustrations, médailles...

Et le jour, une petite dame frêle garde Le Monstre avec amour depuis dix-huit ans. Elle reçoit les quelques visiteurs qui réussissent à trouver son antre au bout d’un labyrinthe. Avec son accent roumain, elle affirme plus qu’elle ne les interroge : « C’est beau, n’est-ce pas ? »   

Photo: Cheminée d'aération décorée par Moretti. Une émergence des sous-sols inconnus

La grotte des eaux inouïes

À pas coulants, Patrice Moullet descend de l’estrade où trône le Percuphone. Les auditeurs sont encore abasourdis par les sons inouïs (au sens de "jamais entendus") qu’il vient de tirer de cet instrument-étagère bourré de fils, de rotors et de tringles au rôle mystérieux, et d'appareillage électronique impressionnant. [Voir cette vidéo 2019]

Il se dirige vers des stalactites de tôles dorées, en laiton, en cuivre et en bronze qui pendent du haut plafond de sa grotte en béton. Il saisit un petit canon à eau et les asperge d'un jet puissant. Des sons de clameurs de foule, de tonnerres lointains envahissent la pièce, rythmés par les cascades projetées par une sorte de roue à aubes transparentes. Puis le Soc de brassage pétrit doucement du sable qui se met à chanter. À côté, éclairé par dessous, un véritable château d’altuglas projette l'ombre de sa silhouette au plafond et aux murs, au milieu de lumières colorées. Trois Trompettes à eau de 7 mètres en sortent. Elles passent à côté d’un clavier sphérique géant dont les larges touches multicolores sont destinées à être percutées à pleines mains ou effleurées du doigt.

Ce luthier-sculpteur joue avec les sons naturels issus de ses fascinants instruments et les transfigure électroniquement ou informatiquement. Rien n'est enregistré ; il tient à vivre sa musique en communion avec les auditeurs présents. Fascination. Pour les yeux. Pour les oreilles.

Patrice Moullet a de la chance : aucun voisin ne viendra se plaindre du bruit. Son atelier magique est situé sous la Dalle, dans un volume perdu tout en béton, presque en dessous du bassin Takis. Comme Moretti pour son Monstre, il lui fallait un tel espace pour façonner ses architectures sonores et les écouter pleinement.

Comment est-il arrivé là ? Par une opération portes ouvertes à l’institut océanographique... Il jouait dans la salle de conférence à une heure creuse. La salle était vide et quelqu'un entra, s'installa au milieu des sièges et écouta. Seul. Lorsque le silence se fut réinstallé, l’homme n’applaudit pas. Il écarta ses mains jointes en disant : « Votre musique me plaît beaucoup. Que puis-je faire pour vous ? » C’était Gérard de Senneville, directeur général de l’EPAD à l'époque. Et Moullet lui expliqua son problème de place. Après quelques travaux, l’EPAD lui a prêté ce local inespéré. Mais Patrice Moullet se heurte toujours au problème éternel de bien des artistes, des chercheurs et des aventuriers : il doit se battre pour trouver de quoi manger, chauffer sa grotte et poursuivre son œuvre.

Le Relais Jean XXIII, oasis de Dieu

À gauche du bassin Agam, un simple panneau indique Relais Jean XXIII. Même pas une croix pour indiquer qu’il s'agit d’un lieu de prière catholique. Je descends l’escalier qui longe un petit bassin et je pousse la porte vitrée qui donne accès à un vaste vestibule décoré chaudement. Le père François Péjac s’avance vers moi avec un grand sourire. « Venez. » 

Je le suis et traverse une grande cuisine où du café chaud parfume l’atmosphère ; nous arrivons dans une sorte de salon où de nombreuses chaises voisinent avec plusieurs canapés et fauteuils. Surprenant : trois baies vitrées plongent directement sur le bassin. L’eau effleure le bas des montants et une cascade se déverse sur la paroi gauche. Comment n'ai-je pas remarqué ces fenêtres en descendant l’escalier ?

Nous sommes sous la Dalle, dans un lieu presque caché, une sorte de crypte discrète des premiers chrétiens des temps futurs. Le père me parle en souriant doucement de choses et d’autres en attendant mes questions. Je sors un peu de la douce torpeur de mon fauteuil. Mais en fait, à quoi sert ce centre cultuel ? Qui vient ici ? Y a-t-il une sacristie et des cérémonies ? Pourquoi tant de discrétion ? Il se lève et nous retraversons le vestibule. Il entrouvre une porte et je découvre un petit oratoire éclairé de bougies. Assise, la tête inclinée, une jeune femme se recueille dans la pénombre. Il referme la porte. Quelqu’un entre de l'extérieur et se dirige vers l'oratoire en saluant le père de la main : « On se voit tout à l’heure ?» « Oui, bien sûr. » « Ils commencent à arriver : il est bientôt midi, explique le père François.

Ce relais est fait pour eux, pour ceux qui travaillent ici à la Défense. L’oratoire leur permet de venir au calme se recueillir, prier, se retrouver avec eux-mêmes. L'eucharistie regroupe une petite centaine de personnes le mercredi, mais ce n’est pas une église. Le relais leur offre une pause-prière dans la journée de travail. Ceux qui le veulent apportent leur repas et nous mangeons là-bas derrière, tous ensemble, en famille.

Église Notre Dame de Pentecôte inaugurée en 20
Nous débattons sans masque de sujets qui ne sont pas abordés dans leurs paroisses respectives, des problèmes de travail. Par exemple. "Peut-on être chrétien et gagneur ?” Récemment, un cadre s'est ouvert à nous d’un drame qui le tourmentait : il devait licencier 80 personnes ; le responsable syndicaliste d’une autre entreprise a discuté avec lui sans fard, sans langue de bois. Difficile... »

Le père devint songeur. « Heureusement. Tout n’est pas toujours gris, dit-il avec un sourire. Deux jeunes se sont connus ici et j’ai assisté à leur mariage il n'y a pas longtemps. » « Pourquoi sommes-nous si peu connus ? C’est vrai, nous n'avons jamais songé à faire de publicité... On connaît le relais de bouche à oreille et nous n’avons pas beaucoup de place. D’ailleurs, une chapelle va bientôt être édifiée ici même. Mais il est vrai que cela nous joue parfois des tours. Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone de quelqu’un qui voulait réserver une table. Je lui ai expliqué en riant que malgré notre nom de relais, nous n’étions pas un restaurant, et que je n'avais guère qu’un peu de vin de messe à lui offrir...»    

La cour des Miracles


Mon guide ouvre la petite porte qui ressemble à un sas de bateau. Nous avançons un peu dans l’obscurité. L’épadien saisit son talkie-walkie et demande à un interlocuteur lointain que l’on éclaire l’«étage filtre». Des néons épars éclairent chichement une enfilade de salles basses. « Ah non ! Ça recommence. Pourtant nous avons fait changer les serrures. » Il regarde, désolé, sur sa droite. « Il vaut mieux ne pas le dire, cela nuirait à l’image du quartier d’affaires. » Moi, je ne trouve pas cela vraiment dramatique. Alors je l’écris : oui, comme Paris, la Défense a ses clochards. 


À droite de l’entrée, plusieurs couches de cartons constituent un lit bien inconfortable. Un reste de bougie calcinée gît à côté de quelques journaux ouverts sur les offres d’emploi. J’ai un peu l’impression de violer une intimité.

Nous avançons. Les salles succèdent aux salles. Il nous faut passer par-dessus ou sous des tuyaux, contourner des piliers et traverser des murs percés de petites ouvertures. Quel lieu étrange. Nous sommes exactement sous le centre commercial des Quatre-Temps, et cet espace a la même superficie : 4 hectares.

Au hasard de notre promenade, sous le faisceau de nos lampes-torches, nous découvrons d’autres vestiges pitoyables : près d’un pilier, une casserole bosselée et une poêle noires côtoient un trépied. Faire la cuisine dans une telle obscurité... Et la fumée... Si loin de la porte ! Il leur faut un fil d’Ariane pour s’y retrouver ! J’imaginais la vie secrète de ces pauvres hères de l’ombre. Le technicien peste : « Nous avons fait nettoyer l’étage filtre il y a quatre mois. Nous sentions qu’ils étaient nombreux, mais on ne les voyait pas. Vous pensez, ils connaissent ce lieu aussi bien que nous. Les employés du nettoyage avaient peur. Il a fallu qu’on engage un maître-chien par équipe... »

Avec ces graffiti tracés à la craie et la suie qui encrasse le bas d’un pilier, je suis très loin des tours de verre et du XXe siècle : ce lieu m’évoque - toutes proportions gardées - la cour des Miracles et les grottes de Lascaux.


Les musées qui n'en sont pas

Le FNAC. 60 000 œuvres non visibles


https://media.parisladefense.com/cJkqSp3rfdGCdqauNv4QNEYGBI0=/1160x450/legacy/pois/building/le-fnac-c-11h45-defacto-3_0.jpg 

« Vous trouverez le FNAC sous la Défense. » Pardon? Non, ce n’est pas une erreur, mais un jeu de mot voulu par le sculpteur François Morellet pour son œuvre architecturale. Cette ossature s’enfonce de travers  dans la dalle de la Défense un peu comme un tabouret qui serait en train de couler. Emprisonnée dessous, une  construction parallélépipédique comme une boîte à chaussures en marbre et en verre émerge de la dalle, laissant voir une percée profonde sous la Défense : le FNAC.

« Le Fond national d’art contemporain trouve son origine en 1878, me dit Christian Bretet, directeur des achats. Nous achetons des œuvres exclusivement à des artistes vivants, pour le compte de l’Etat. En 1990, par exemple, notre budget de 17 millions nous a permis d’acquérir environ 500 œuvres : des peintures, des sculptures, mais aussi des photos. Ces œuvres restent définitivement acquises à l'Etat. Il ne peut pas les revendre.

En cent treize ans, nous avons accumulé un fonds de 60 000 œuvres, que nous conservons, prêtons aux musées ou aux résidences de l’État. Il nous faut beaucoup de place pour notre réserve permanente d’environ 5 000 œuvres. Nous étions au palais de Tokyo, mais celui-ci va être transformé et il nous fallait trouver un nouveau lieu. Heureusement, à l’époque, l’EPAD orientait sa politique de communication vers la promotion de l’art contemporain, et les lieux souterrains dans lesquels nous sommes nous ont été loués pour quatre-vingt-dix-neuf ans, pour un franc symbolique.»

Le Fnac va partir à Pantin (2017) Lire ici

Nous descendons les escaliers un peu tortueux. « Les architectes ont réussi à bien tirer parti des 5 000 m2 de volumes compliqués que nous avons aménagés. » En effet, les volumes sont grands, hauts et fonctionnels. En bas, dans la verrière-salle d’attente, une série de sièges aux formes bizarres entourent une table en dalle de verre. « Oui, ils sortent de notre collection. » Depuis que Marcel Duchamp a transfiguré un sèche-bouteilles, l’équivoque est parfois permise entre objets usuels et objets d’art. Déjà, Christian Bretet m’avait rassuré à propos du superbe marteau neuf au manche laqué rouge qui trônait dans son bureau : « Non, ce n’est pas une œuvre. C’est un oubli... »

Dans cette grande salle sont rangées des œuvres hétéroclites, un capharnaüm où, de surprise en étonnement, on découvre de grandes signatures. Je pensais, songeur, aux membres de la commission d’achat qui se réunit régulièrement. Ils doivent parfois être sacrements perplexes devant certaines œuvres qu’on leur propose. Ici, ce qui de loin semble être un grand chiffon abandonné se révèle être une œuvre artistique parfaitement rigide. Là, cet empilement ordonné de cartons ondulés n’est qu’un tas de vrais emballages neufs. Plus loin, sur une dizaine de mètres carrés sont tassés des bustes en plâtre. Ils se défient les uns les autres d’un regard digne et lointain. Hormis quelques Napoléons III, je ne reconnais personne de ces illustres gloires politiques d’antan.

Rotozaza 1 de Jean Tinguely. Créée en 1967, elle intègre le FNAC en 2007

Les œuvres picturales sont disposées sur de gigantesques grilles coulissantes qui occupent une vaste salle de 11 mètres de haut. Nous nous dirigeons vers une salle d’où sortent des cliquetis et des rires. Un étrange assemblage de rouages, de tringlerie et de courroies dont Tinguely avait le secret est en train de tourner bruyamment : c’est Rotozaza 1. Quatre messieurs en costume trois-pièces s'amusent comme des petits fous. Ils ramassent des ballons rouges à pois blancs et les jettent à la machine qui les recrache après un circuit mystérieux. « Des directeurs de musée de province venus choisir des œuvres », me confie Christian Bretet.

Pour arriver jusqu’ici, nos visiteurs ont parfois du mal. Il y a trois mois, un artiste était en retard. Il nous a téléphoné : il était à “la” FNAC. Évidemment, le mot FNAC est écrit en gros sur le CNIT. Nous lui avons expliqué comment venir jusqu’ici. Nous ne l’avons pas vu. Et nous n’avons plus jamais entendu parler de lui... »

Le parking coffre-fort à voitures de collections


Quand j'ai visité ce parking il y avait 45 Rolls-Royce
Christian Azaïs est fou. Amoureux fou de collections : il en a trente-deux. Depuis les morceaux authentiques de monuments jusqu’aux inévitables pin’s, il passe son temps à rechercher, à se ruiner, à se séparer de quelques belles pièces pour acquérir son dernier coup de foudre.

Mais sa grande passion, ce sont les voitures anciennes : il est intarissable sur ses taxis londoniens, ses DS19 dont une de ministre, sa Bentley 56 avec le bar en loupe de ronce et les verres en cristal... Au début, il était souvent fauché. Sa voiture « normale » (une poubelle selon lui) étant souvent en panne, il était dans ce cas obligé de rouler en Bentley, sa première voiture de collection, le temps de trouver les moyens de payer la réparation. Un comble !

Le problème principal des collectionneurs, c'est le manque de place. II avait bien trouvé un parking pour abriter ses voitures avec celles de quelques amis, mais voilà : ils se retrouvèrent à la rue après l'expropriation du local. Christian Pellerin (le promoteur qui va bientôt ouvrir les Collines de l’automobile à la Défense) lui fit savoir que, dans le quartier d’affaires, il y avait quelques étages vides dans des parkings excentrés et qu’il pouvait peut-être en négocier la location avec l’EPAD. Aussitôt dit, aussitôt fait.

Mais un étage de parking comporte 220 emplacements. Alors notre anthropologue de profession s’est associé avec Yves Guarniron, un professeur de français, pour monter la Compagnie des Remisages en 1989. Portes de sécurité, caméras, laissez-passer à puce fonctionnant à distance... Ils n’ont pas lésiné. De bouche à oreille, le petit monde secret des collectionneurs a très vite rempli un étage. Puis deux. Un troisième serait le bienvenu. Et le résultat est là. Plus de quatre cents voitures. Un véritable musée privé à la Schlumpf, le décor en moins.

Delorean 1981, la voiture du film "Retour vers le Futur".

Les collectionneurs-locataires sont parfois pris de transe en apercevant de nouvelles venues. Beaucoup sont abritées par des housses luxueuses. On les soulève précautionneusement, en ayant presque peur de son impudence. Ici, la Lincoln Continental d’Elvis Presley et, en face, une des Rolls de Marylin Monroe. Là, un emplacement vide : une Bugatti qui vient d’être vendue 8 millions de francs. Et ça ? Une Panhard toute en courbe avec des vitres panoramiques extraordinaires pour l’époque ; elle a trois places à l’arrière et une seule devant, au milieu, pour le chauffeur !

Un Caddie est rangé contre un mur avec la pancarte « pour les vieilles batteries ». Certains démarrages doivent être laborieux. Les voitures de très haut de gamme sont aussi venues s’abriter ici : 45 Rolls-Royce, 18 Lamborghini, 40 Ferrari. Entre une Excalibur et une De Lorean en acier brossé, une Ferrari d’un modèle spécial très coûteux est couverte de poussière. Elle a été offerte par un père à son fils pour ses 20 ans : elle est sortie une fois, il y a deux ans. Nous sommes vraiment dans un autre monde.

Cela n’empêche pas les petits profits : ce bijoutier, fournisseur d'un prince arabe possède plusieurs Rolls, Ferrari et Lamborghini neuves pour ses séjours parisiens. Elles sont entassées à neuf sur sept emplacements afin d'économiser 1 200 francs [200 €] par mois ! Pauvres de nous autres...

Le musée des Travaux publics de l'État en caisses

Le musée des TPE est devenu le siège du Conseil économique et social.
Les collections sont conservées dans des caisses.

Pendant les années folles, la France était fière de sa technologie et de ses grands ouvrages d’art. Le ciment et le béton précontraint (inventés par des Français) étaient sublimés par les ingénieurs et les architectes enfin libérés d’un certain nombre de contraintes. Ces tours de force techniques devaient être portés à la connaissance du public.

Pour l’Exposition universelle de 1937, Auguste Perret, grand architecte spécialiste du béton, proposa que le Trocadéro regroupe douze musées éparpillés et qu’il soit complété par un musée per manent des travaux publics situé place d’Iéna. Finalement approuvé, le musée ne sera inauguré qu’à la veille de la guerre de 1939. Des maquettes de viaducs, de radoubs, d’écluses, de ports y furent installées. 

Comme d’autres organismes d'État, l’École nationale des ponts et chaussées offrit ses maquettes d’ouvrages à usage pédagogique, dont certaines datent de 1790. Ces miniatures (qui pouvaient atteindre 10 mètres) provoquèrent l’admiration des foules par l’ingéniosité de leurs mécanismes, la finesse de leurs détails, leur finition admirable. Trop bien situés, les bâtiments du musée furent convoités par l’Assemblée de l’Union française, qui en chassa les maquettes en 1955. En 1958, la décolonisation rendit cet organisme sans objet et, aujourd'hui, c’est le Conseil économique et social qui y siège. Les maquettes furent mises en caisse, occupant 1 400 m2, elles furent brinquebalées pendant trente-cinq ans d'un entrepôt à un autre, sombrant dans l’oubli. La profession se préoccupa récemment de sauver sa mémoire. 

L'ex-musée des TPE
En 1989, Jean Millier, ancien PDG de l’EPAD, fonda une association pour le sauvetage du patrimoine de l’ancien Musée des travaux publics. Un vaste local fut aménagé dans les sous-sols de la Défense pour inventorier et remettre en état les maquettes. Entre-temps, dans le précédent entrepôt, les caisses encombrantes avaient quasiment été murées et il fallut transporter avec précaution certaines d’entre elles, bien malades. «Le déballage des caisses pour inventaire, raconte Guillermo Gulland, ressemblait à l’ouverture des cadeaux de Noël. La surprise était totale. Certaines étaient bien conservées et d’autres complètement fracassées. Nous en avons choisi une quarantaine pour une exposition organisée à la Défense en 1990.

Vu les sommes faramineuses demandées par les spécialistes, nous les avons restaurées nous-mêmes le mieux possible. Celle-ci nous a posé bien des problèmes, me dit-il en désignant une écluse, véritable chef-d’œuvre en marqueterie de bois. Elle était en morceaux et nous n’avions pas de mode d’emploi pour remonter les pièces éparses... Il a fallu que nous nous livrions à un véritable jeu de casse-tête chinois pour comprendre les assemblages et remonter ce puzzle en trois dimensions. »

L’exposition organisée par l’association et l’EPAD a été partiellement reconstituée dans ce local souterrain. Il est possible de la visiter sur rendez-vous. Mais des centaines de caisses attendent toujours d’être ouvertes et leur contenu présenté définitivement dans un vrai musée.

Le grenier des illusions perdues.


Lors de lointaines vacances enfantines, j’ai eu la chance de pénétrer dans le grenier encombré d’une vieille demeure. Du portrait déchiré au berceau inutile, chaque objet entreposé depuis deux siècles contenait une histoire à découvrir ou une fable à inventer.  

Projet Polak pour la Tête Défense

C’est exactement ce que m’évoque, avec un peu de nostalgie, ce lieu où, debout au milieu de caisses, de panneaux et d’étagères, je ne sais vers quoi me diriger. Ce grenier enterré, c’est un parking non affecté où l’EPAD entasse depuis un tiers d siècle des maquettes et des objets qui constituent autant de jalons de son histoire

Les plus belles des maquettes du quartier et des tours sont exposées au 36' étage de la tour Fiat, dans le hall d’accueil de l’EPAD, ou dans d’autres lieux nobles. Ici sont conservés en majorité les projets et les œuvres qui n’ont pas vu le jour. Certains projets paraissent aujourd'hui bien ridicules. Par exemple, un panneau poussiéreux explique le rêve insensé des frères Polak en 1962. Tout auréolés de leur Atomium de Bruxelles, ils avaient proposé à l’État de réaliser une tour de télédiffusion, sorte de mince fusée tripode à la Tintin, haute de 725 mètres, qui aurait dû s’élever à l'emplacement occupé par l’Arche. Une horreur rendue heureusement inutile par l’avènement des satellites.

Derrière des caisses, je découvre la maquette d’une œuvre inconnue d’Agam, le Touche-moi. Une dizaine de tubes parallèles chromés s’élèvent vers le ciel en se courbant. De l’embase sortent des fils branchés sur une grosse armoire électrique antédiluvienne. Un panneau invite les passants à toucher un petit pupitre afin d'orienter les tubes pour former des figures. Trop cher peut-être...

 Dans cet espace, les projets Tête Défense occupent le plus de place. Depuis que l’architecte Peï a lancé le concept en 1972, trois concours se sont succédés, laissant sur le carreau près de cinq cents projets controversés ou fascinants. Autant d’efforts perdus, d'espoirs vains et de désillusions amères. Ici gisent les maquettes des projets Aillaud et Willerval qui furent stoppés en plein élan, l’un par la mévente des bureaux et l’autre par le départ de Giscard d’Estaing.

Michel Hennuyer, le responsable des lieux, ouvre une haute malle de bois. Elle révèle une série d’alvéoles dans lesquelles sont rangées les maquettes minuscules d’une vingtaine de projets Tête Défense. Elles furent ainsi transportées et montrées commodément en haut lieu pour jugement. Jugement définitif et sans lendemain. Appuyés contre un mur, de vieux panneaux géants m'attirent. Ils vantent le futur quartier d’affaires et rappellent que l’EPAD a dû batailler ferme avant que la Défense ne prenne racine.

Photo 1958 - André Prothin et les politiques dubitatifs
Parmi eux, une grande photo me fascine. Presque une photo de famille. Elle montre un petit homme replet aux cheveux blancs. C’est André Prothin, le premier directeur général de l’EPAD et « inventeur » de la Défense. Il se tient devant un photomontage montrant l’avenue de Neuilly avec, au bout, une Défense mythique seulement dessinée. Très sérieux, imperturbable, il donne des explications à trois messieurs dont un ministre de l’époque ; ils le regardent avec une condescendance bienveillante ou un petit sourire narquois.

Depuis 1940, Prothin a défendu avec ténacité l'idée d’un grand quartier d’affaires et, en 1958, l’Etat lui a donné très peu d'argent et trente ans pour réussir son pari. Il s’est battu contre vents et marées pendant dix ans à la tête de l’EPAD avant d’être remplacé discrètement. Monsieur Prothin, vous n’êtes plus là pour voir ce que votre idée est devenue, mais, à titre posthume, permettez-moi de vous dire juste un mot: chapeau. 

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Le Directeur général de l’époque, Gérard de Senneville se montra intéressé et demanda à Michel Hennuyer de faire une exposition publique de ces maquettes.

Puis, plus tard, elles furent la base d’un Musée de La Défense. Il s’agissait de montrer toutes les étapes de la réalisation du quartier, les difficultés franchies par l’Epad, les concours, les projets inconnus ou avortés. Une contribution à l’histoire de La Défense. 

Le Musée fut conçu par Patrick Demeyer et réalisé avec l'aide de Michel Hennuyer archiviste. Cet "Espace histoire" fut ouvert en 1995 au Point Info de l'esplanade, devint le "Musée de La Défense" en 1998 (anniversaire des 40 ans). Il fut fermé en 2013 par « De Facto » le successeur de l’EPAD.

Entrée du musée de La Défense qui se tenait dans un espace sous la dalle

 

 


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